Pour moi, alors étudiante à la Sorbonne, à Paris, obéissance était synonyme d’infantilisme. J’aimais passionnément mes études et je cherchais à développer mes dons, à épanouir ma personnalité en vue d’avoir une vie riche et féconde.
Obéir ?
Se soumettre ?
Dépendre d’autrui ?
Quel sens pouvaient bien avoir ces attitudes pour une personne équilibrée et adulte ? Cela ne m’intéressait guère, jusqu’au jour où je vins passer quelques jours de vacances à l’Abbaye d’Argentan, à 2 heures de train de Paris.
C’était la Semaine Sainte. Le dimanche de Pâques, l’Abbesse, accompagnée de la Prieure et de la Sous-Prieure, désireuses de saluer leurs hôtes, nous invita au parloir. Je m’y rendis, piquée par la curiosité.
Et là, je fus bouleversée ! Je me retrouvai en présence de 3 moniales « lumineuses » : je les trouvais simples, gaies et surtout… libres, merveilleusement libres, derrière leurs grilles, avec des visages si souriants ! Ce qui me toucha aussi, c’est la charité délicate et pleine d’attentions qu’elles se témoignaient entre elles ainsi que leur sollicitude bienveillante pour nous, les hôtes de passage. Elles manifestaient une intense et vraie charité.
Et je me surpris à me dire intérieurement :
« Je voudrais être comme elles : sœur, épouse, mère, pleinement ! »
Oui, d’accord !
Mais pour être moniale, il faut obéir !!!
Comment accepter cela ?
A vrai dire, mes idées touchant l’obéissance avaient été un peu ébranlées les jours précédents : en effet, aux offices du Vendredi et du Samedi Saints, les moniales avaient récité le long psaume 118. Ce psaume redit sans cesse l’amour du psalmiste pour la Loi de Dieu et sa joie d’obéir à Dieu au sein même des pires épreuves.
Je suivais la traduction française de ce psaume et chaque verset me ramenait au mystère de la Passion du Christ, célébré par la liturgie. Il me semblait que c’était Jésus Lui-même qui chantait dans ce psaume Son Amour pour Son Père et Sa soif de Se donner totalement à Lui dans l’obéissance pour accomplir Son dessein de salut pour nous, les hommes.
Du coup, l’obéissance se révélait comme un moyen, je dirais même :
comme LE moyen privilégié de manifester l’amour jusqu’au bout,
jusqu’au don total de sa propre vie.
Comme j’avais toujours voulu vivre un « grand amour », je pouvais accepter cela. Cependant, obéir, non seulement un jour, mais … toujours ! c’était totalement au-dessus de mes forces ! Par la suite, au cours de divers entretiens, la Maîtresse des novices m’éclaira
« Une vie comme la nôtre ne peut se concevoir sans un appel particulier de la part de Dieu. S’Il vous veut ici, Il vous en donnera la force. Mais, attention : il ne s’agit pas de tenir coûte que coûte, mais de trouver la joie vraie et l’épanouissement de tout votre être dans l’amour ».
Dans une telle perspective, je sentis que je pouvais tenter l’aventure. L’Abbesse, pragmatique, me demanda de terminer mes études (on ne sait jamais, si cela ne « marchait » pas…). C’est ainsi que 2 ans plus tard, mon diplôme en poche, j’entrai au noviciat.
Très vite, je compris que la vie ne serait pas de tout repos.
La nature, avec son désir farouche d’autonomie et d’indépendance revenait souvent à la charge et me donnait le désir de tout laisser tomber. L’Abbesse et la Maîtresse des novices furent d’un grand soutien. Elles avaient une largeur de vue, un bon sens, et un humour aussi, qui savaient dédramatiser la situation et remettre les choses à leur juste place.
Il y eut donc des combats mais au sein même de la tempête, il me semblait que c’était le Christ qui me demandait : « M’aimes-tu ? M’aimes-tu plus… ? » Alors, en m’appuyant sur Lui, en me réfugiant dans le Cœur de Marie, cette Mère à qui Il nous a tous confiés du haut de Sa Croix, je recevais la grâce de consentir au dépassement demandé.
Les mois passèrent ; je fis ma profession temporaire au bout de 3 ans et mes vœux définitifs 3 ans plus tard.
C’est ainsi que, à petits pas, à la suite du Christ,
j’ai « appris l’obéissance », comme le dit l’épître aux Hébreux.
Aujourd’hui je peux témoigner, avec une immense gratitude, que la promesse que nous fait St Benoît dans sa Règle n’est pas vaine : « Au fur et à mesure que l’on progresse, écrit-il, le cœur se dilate et l’on se met à courir avec une ineffable douceur d’amour dans la voie des commandements divins ». Oui, le cœur se dilate dans la joie d’être aimée, de Dieu, de ses Sœurs, et de les aimer en retour, en vérité. Joie aussi d’être ensemble, ouvertes et attentives aux attentes, aux souffrances et aux besoins de l’Église et du monde et de les porter d’un même cœur, avec espérance, dans notre prière de louange et d’intercession.
J’ai fêté mon jubilé de 25 ans de consécration l’an dernier. Avec le recul, je peux dire que de tous les renoncements exigés par notre vie contemplative (séparation d’avec la famille, renoncement à toute propriété, au mariage et à fonder une famille), le plus coûteux est bien celui que nous demande l’obéissance car cela touche à ce que nous avons de plus intime. Mais précisément c’est aussi ce qui procure la joie la plus profonde.
Tout renoncement, consenti par amour,
permet au Christ de pénétrer jusqu’au plus secret de notre être
et d’y déverser Son Amour et Sa Paix.
Le but, c’est d’arriver à cet état que décrit St Paul quand il s’écrie : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ».
Alors, l’obéissance, c’est de l’infantilisme ? Oh non ! Sur les pas du Christ, c’est tout au contraire :
un merveilleux, mais rude parfois, chemin de liberté,
de maturation du don de soi dans l’amour.